19 avril 2008
La défaite des partisans du général Musharraf aux élections générales et aux élections provinciales de février 2008 a été souvent perçue comme une victoire des forces démocratiques sur un régime militaire ayant perdu la main au fil de l’année 2007, couronnée par l’assassinat de Benazir Bhutto. Certes, le régime militaire est en recul, à maints égards. En premier lieu, Pervez Musharraf, parvenu au pouvoir par un coup d’état militaire en 1999, puis élevé au rang de président confirmé par un référendum en 2001, n’est plus qu’un président civil. Il a dû à regret abandonner son uniforme (sa « seconde peau » avait-il dit) pour passer le bâton de commandement de l’armée de terre au général Ashfaq Parvez Kayani à la veille de sa prestation de serment ouvrant son second mandat présidentiel. En second lieu, Kayani a défini une ligne bien différente de celle de son prédécesseur : l’armée (et ses services secrets) ont reçu l’ordre de ne pas interférer avec le processus électoral au-delà des opérations de maintien de l’ordre et si quelques résultats ont été contestés, les opposants à Musharraf ont donné crédit à Kayani pour avoir contribué à la crédibilité de ces élections 2008. Enfin, Kayani a mis en route le processus de rappel dans leur cadre d’origine de la bonne centaine d’officiers généraux détachés dans des fonctions civiles, administratives ou économiques. Est-ce à dire que le Pakistan opère enfin son aggiornamento, en rompant, cinquante ans après le coup d’état du général Ayub Khan, avec la prééminence de l’armée au sein de l’appareil d’Etat ? Il est trop tôt pour l’assurer, car de multiples questions restent en suspens, alors que le nouveau gouvernement dirigé par Yousuf Raza Gilani vient de prendre ses fonctions. On peut en retenir quatre.
Une coalition inédite au pouvoir
La première interrogation est politique. La coalition au pouvoir est totalement inédite, puisqu’elle regroupe, outre des tiers partis, les deux grandes forces parlementaires dont les leaders étaient en exil lors des élections précédentes de 2002 : le Parti du Peuple Pakistanais (PPP) conduit, après la disparition de Benazir Bhutto, par son époux Asaf Ali Zardari (120 sièges sur 331 attribués à l’Assemblée nationale) et la Ligue Musulmane-N (N pour Nawaz) dirigée par Nawaz Sharif, que Musharraf avait renversé en 1999 (90 sièges). Ces deux partis se sont livrés à une lutte acharnée dans les années 1990, chacun empêchant l’autre de gouverner dans la stabilité. Qui plus est, le front commun qui les a unis contre le général Musharraf ne s’est consolidé qu’après la proclamation par celui-ci de l’état d’urgence, le 3 novembre 2007, une mesure ayant permis au chef de l’Etat de reconstituer à sa main une Cour suprême plus docile que celle présidée jusqu’alors par Ifthikar Chaudhury, et qui risquait d’invalider la réélection du président acquise quelques semaines plus tôt. Or, pendant des mois, Pervez Musharraf et Benazir Bhutto ont négocié discrètement, avec les vifs encouragements de Washington, pour un partage du pouvoir post-électoral. Rien ne garantit que le front anti-Musharraf durera, a fortiori si la Ligue musulmane-N entend poursuivre son travail de sape contre Musharraf, dont une étape clé, concédée à la longue par Zardari, pourrait être le rappel des juges limogés par Musharraf. Les décisions à prendre à tous égards, sur le plan économique et social, en matière de bonne gouvernance, et plus encore les inévitables compétitions politiques pourraient fragiliser la coalition dirigée par le PPP. D’autant que les alliés secondaires de la coalition sont disparates eux aussi.
La nouvelle dimension islamiste
La seconde interrogation touche à l’évolution des forces islamistes. Comment faire face à la vague insurrectionnelle qui agite les terres tribales pachtounes proches de l’Afghanistan et à la multiplication des attentats suicides constatée après la prise d’assaut de la Mosquée rouge, bastion d’inspiration talibane au cœur d’Islamabad, en juillet 2007 ? Après le 11 septembre, la ligne Musharraf et son appel à la "modération éclairée" n’avaient donné que des résultats incertains. Plus efficace contre les seconds couteaux d’al Qaeda que contre ben Laden ou les talibans afghans repliés dans les zones tribales, le revirement du pouvoir sur ce front, comme les reculs pakistanais sur le Cachemire, n’ont fait qu’exacerber les conflits avec une partie des réseaux jadis utilisés par les services pakistanais dans la politique d’influence d’Islamabad en Afghanistan et au Cachemire, d’autant qu’une nouvelle génération de jeunes acteurs est apparue dans les zones tribales pour créer ce qu’on peut désormais appeler les "talibans pakistanais", dont Baitullah Mehsud -accusé par le pouvoir d’avoir fait assassiner Benazir Bhutto- est la figure emblématique. Dans ce contexte, la déroute de la coalition islamiste du Muttahida Majlis-e-Amal (MMA) aux élections de 2008 appelle deux remarques. D’une part, l’islam politique est affaibli, et divisé. Pour l’heure, seule la Jamiat-e-Ulema-e-Islam de Fazlur Rahman sort son épingle du jeu, et rentre même au gouvernement. Mais d’autre part, le contraste entre la faible prestation électorale de l’islam politique (aggravée par le boycott décidé par la Jamaat-e-Islami) et la vigueur de l’islamisme insurrectionnel laisse planer un doute sur la capacité du premier à juguler le second, qui lui échappe en partie.
LA LUTTE CONTRE L’EXTREMISME
La question est essentielle, puisque le nouveau gouvernement redéfinit la politique à suivre face à l’insurrection touchant les zones tribales (les FATA). Pressé par Washington, inquiète de la résurgence des talibans afghans, Musharraf a engagé sans grand succès plus de 80 000 hommes dans les FATA, frappées en outre par les dommages collatéraux des drones américains visant des cibles individuelles. Les accords signés avec les chefs tribaux pour calmer le jeu, au Waziristan en particulier, n’ont pas été plus efficaces. L’image de l’armée enlisée dans la répression d’éléments pakistanais au nom d’un agenda qualifié d’américain par une partie de l’opinion s’en est trouvée altérée. Au grand dam de Washington, le gouvernement Gilani entend reprendre le fil du dialogue avec les insurgés, en s’appuyant désormais sur un des membres de la coalition, le Parti National Awami, formation pachtoune qui a ravi le pouvoir aux islamistes à Peshawar. L’idée reste la même : tenter de dissocier les talibans pakistanais des talibans afghans et des combattants étrangers (arabes, ouzbeks voire tchtéchènes) établis dans la zone, à ceci près que le gouvernement souhaite désormais restreindre la répression militaire, et mettre en avant la police et les forces locales du Frontier Corps. Un programme de développement devrait chercher à avancer sur le front socio-économique, tandis que les institutions des zones tribales devraient peu à peu se rapprocher des paramètres nationaux. Problème : restreindre le rôle de l’armée cadre mal avec l’accord conclu entre Islamabad et Washington peu avant la prise de fonction du nouveau gouvernement, accord visant à intensifier l’usage des drones, ce qui suppose une coopération intensifiée en matière de renseignements. Qui plus est, hors des zones tribales, dans l’autre foyer insurrection proche de la frontière, au Swat, l’armée, d’abord mise à mal, a remporté quelques succès. Pour les vainqueurs des élections, il va falloir démontrer la validité de l’hypothèse qui veut que, pour faire face à l’insurrection islamiste, la démocratie est plus efficace que le régime militaire.
Que va faire l’armée ?
Dans un geste rare dans les annales pakistanaises, le général Kayani, début avril, a exposé aux principaux ministres et aux chefs des partis de la coalition au pouvoir ce qu’était pour l’heure la stratégie de l’armée dans les zones tribales. Le chef d’état-major semble avoir pris bonne note de la signification politique des élections, et au-delà, des évolutions qui ont affaibli le prestige du général Musharraf -et celui de l’armée. Reste à savoir comment cette armée, à moyen terme, entendra gérer de multiples défis. Alors que les officiels américains civils et militaires de haut rang se succèdent à Islamabad, la coalition au pouvoir cherche à se démarquer quelque peu de Washington, au moins aux yeux de l’opinion. Comment l’armée va-t-elle résoudre cette possible contradiction ? Comment va-t-elle réagir si le retour des juges de la Cour suprême écartés par Musharraf aboutissait à lancer une procédure de destitution par le Parlement ?
Le PPP de Zardari paraît sur ce point bien moins résolu que la Ligue Musulmane de Sharif, et peut-être l’armée n’aura-t-elle pas à entériner le départ de celui qui l’a commandée de 1997 à 2007. Restent d’autres questions importantes, dont celle du Cachemire. Le nouveau gouvernement a annoncé vouloir poursuivre le dialogue engagé avec l’Inde depuis 2004. Si, par hypothèse, une certaine normalisation des relations entre New Delhi et Islamabad se poursuivait, quelles en seraient les conséquences pour une armée qui, depuis l’indépendance, a tiré de la confrontation avec l’Inde une part considérable de sa légitimité, et de son très conséquent budget ? Certes, même dans un contexte relativement apaisé, l’inévitable course aux armement engagée dans le domaine du feu nucléaire et des missiles laisserait à l’armée pakistanaise du grain à moudre. Mais elle impliquerait sans doute d’avancer vers une "révolution dans les affaires militaires" qui n’a été que faiblement esquissée par le général Musharraf. Celui-ci a voulu jouer la carte de la montée en puissance technologique, sans vraiment faire suivre aux trois armes, et surtout à l’armée de terre, une cure d’amaigrissement (les forces comptent toujours plus de 600 000 hommes, contre deux fois plus en Inde, pays sept fois plus peuplé que le Pakistan).
Héritages et nouveaux paramètres
Sauf imprévu, le rapport de forces entre civils et militaires, au cœur du pouvoir d’état pakistanais, ne devrait pas connaître d’aggiornamento spectaculaire. L’armée peut trouver à gagner à se retirer du devant de la scène politique où le général Musharraf a fini par s’enliser. Mais elle n’entend pas renoncer à se prononcer sur ce qui fut toujours son domaine d’influence : la question nucléaire, et la géopolitique régionale centrée sur le triangle Inde, Chine, Afghanistan -un triangle où le facteur américain est pesant. Le nouveau gouvernement, qui entend repenser le Conseil National de Sécurité censé donner aux militaires une voix délibérative auprès des plus hautes autorités civiles, saura-t-il trouver un équilibre plus satisfaisant sur ce point crucial ? L’armée n’entend sans doute pas non plus amoindrir le "military business", cette emprise des militaires d’active ou de réserve sur des pans entiers de l’économie pakistanaise, à leur bénéfice corporatiste récemment décrite par Ayesha Siddqa . La question essentielle pour le Pakistan, au-delà de ces jeux internes de pouvoir, reste celle de la montée en puissance de l’Inde émergente, qui s’affirme alors même que l’instabilité pakistano-afghane s’accroît de part et d’autre de la vieille ligne Durand, frontière que Kaboul n’a toujours pas officiellement reconnue. A l’heure où l’économie pakistanaise cherche un nouveau souffle, le contraste entre le parcours indien et les contrecoups au Pakistan de la guerre américaine contre le terrorisme s’accentue. Pour les nouveaux responsables pakistanais, civils ou militaires, il y a là un défi majeur. Il n’est pas sûr qu’il en fasse une opportunité pour redéfinir résolument un nouveau paradigme.
Jean-Luc Racine. Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud. CNRS-EHESS