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Lectures stratégiques : Néolibéralisme de guerre : la nouvelle QDR 06 (Quadriennal Defense Review)

Alain Joxe

Par Alain Joxe, 17 avril 2006

Le troisième rapport QDR, élaboré au cours de l’année 2005, a été publié le 4 février 2006.

La première QDR, en 1997 (publiée en 1998), se proposait d’examiner trois scénarios : le premier fondé sur une prospective à court terme permettait des modernisations fondées sur la situation courante et prévisible, le second se projetait sur le long terme en faisant fond sur la modernisation technologique et une prospective plus aventurée sur les dangers et les succès prévisibles pour les Etats Unis à un horizon de quinze ans. L’interarméité devenait un principe majeur d’efficacité et d’économie et elle fit l’objet d’un document contemporain, du Joint Chiefs of staff, Joint Vision 2010 (qui sera suivi d’un Joint Vision 2020) La notion de shaping the world environment et de guerre asymétrique était déjà présente sous Clinton. La QDR n°2, rédigée en 2001, fut à peine révisée, en hâte par l’administration républicaine, après l’attentat des Tours Jumelles et publiée en 2002.

Le rapport QDR de 2006 est donc le premier conçu entièrement sous la présidence de Bush en relation avec la « guerre globale de trente ans contre le terrorisme », annoncée au lendemain du 11 septembre. Le Dod y a exploité les enseignements (variables) tirés de la guerre d’Afghanistan et de la guerre d’Irak et des diverses opérations antiterroristes ou de projection de forces directes, indirectes, publiques, ou clandestines, expérimentées depuis.

Ce document n’a que 92 pages, et sa lecture in extenso est indispensable car la langue et le contenu du texte, sont très explicites et permettent d’évaluer la gravité du dérèglement politique et stratégique qui est devenu la marque de l’évolution de la doctrine de guerre de Rumsfeld. On sait que la méthode d’élaboration fut un mélange de centralisme doctrinaire et de désordre propositionnel acentré.

La crainte manifestée par de nombreux témoignages de militaires, au cours du processus en 2005, était que la démarche basiste dans la consultation rendait difficile d’opérer des choix stratégiques fondamentaux et surtout de définir les moyens urgents qui pourraient être une aide à la définition budgétaire de la défense pour FY 2006-2007, actuellement en discussion, et pour la définition opérationnelle des guerres en cours. Les mieux disposés admettaient qu’il en sortirait des décisions excellentes qui, peut-être, étaient déjà prises « en haut » [1]

Côté centralisme rédactionnel : les concepts de base, le style des scénarios et la rhétorique sont soigneusement stéréotypés, et ils font de la QDR un document doctrinaire cohérent. Il coordonne, avec énergie, mais aussi sous forme de litanie répétitive presque incantatoire, l’ensemble des représentations stratégiques et tactiques qui gèrent la transformation permanente des moyens, l’organisation des unités en modules interarmes, le renforcement des unités entraînées dans opérations de guerre spéciale (SOF), et l’éthique de l’intervention globale par projection de forces, à toutes les échelles, voulue par le gouvernement à l’horizon de vingt ans.

Confrontées aux échecs de la guerre d’Irak, cette cohérence et cette énergie peuvent paraître une énergie du désespoir un testament plus qu’une prospective.

On peut se contenter d’énumérer les innovations techniques concrètes que contient le document [2] ; il met fin aux grosses garnisons permanentes et même aux projet de deux ou quatre guerres moyennes simultanées, prévues respectivement dans les QDR 1997 et QDR 2001. la Chine est désigné comme le plus coriace des « peer competitors ».

La stratégie, envisagée pour les 20 prochaines années, maintient théoriquement comme ennemi le terrorisme. Elle est fondée comme stratégie opérative sur des déploiements non nécessairement permanents, des projections de toutes sortes, effectués au besoin clandestinement, dans plusieurs dizaines de pays, avec pré-positionnements et appuis locaux, militaires ou paramilitaires, préparant des actions plus massives, ultrarapides, ultratechniques. Tous ces moyens et ces scénarios ne peuvent être ramenés à la lutte contre le terrorisme La force est destinée en fait à « mettre en forme le monde » (shape the world) mais plus précisément que dans l’époque Clinton où le shaping passait par la détermination économique, selon l’expression nouvelle, la menace militaire sert à l’avance à « mettre en forme les décisions » des « Etats ou organes sous-étatiques, pouvant évoluer vers le statut d’ennemis » La QDR, exige la multiplication de moyens d’action rapides à toutes les échelles, en vue d’empêcher que le hasard mette en phase plusieurs des scénarios catastrophes du Mal (y compris un typhon) ce qui rendrait incontrôlable à l’intérieur ou à l’extérieur des Etats-Unis. les troubles produits par leur sommation en un tsunami global.

La dissuasion (deterrence) est devenu un terme généralisé à tous les effets de toutes les menaces à toutes les échelles que permettent les dispositifs et les armements, considérés comme tous utilisables opérationnellement de manière préemptive, y compris les armes de destruction de masse (MDW).

On distingue (pp.38-50) trois niveaux de dissuasion dans un schéma pédagogique en trois bulles :
-  la bulle de la dissuasion globale qui (autistiquement) concerne la protection globale, intérieure et aux limites, du territoire national des Etats Unis ;
-  la bulle de la dissuasion transnationale, étage de toutes les actions ouvertes ou clandestines de mise en forme (shaping) de l’environnement et des décisions des partenaires pouvant évoluer vers le statut d’adversaires.
-  En dessous enfin la dissuasion régionale gère l’espace des guerres conventionnelles ou des expéditions éventuelles contre Etats ou adversaires non étatiques, troublant une région délimitée.

Le nouveau NSSS 2006 (National Security Strategy Statemement

Un deuxième document de base de la stratégie nationale des Etats Unis parait le 16 mars 2006 et va dans le même sens : c’est le National Security Strategy Statement , message présidentiel annuel exigé par le Congrès depuis 1986. Il confirme avec emphase la doctrine de la guerre préemptive et suscite un accueil critique et même ricanant de la part d’un certain nombre de commentateurs.

Pour William Pfaff, « c’est la pauvreté intellectuelle qui est la qualité la plus saisissante de ce document », dont la «  phraséologie stéréotypée » parait tirée d’une marmite à discours bureaucratiques » ce qui révèle « un mépris pour le Congrès ». [3] C’est l’occasion d’adresser une nouvelle menace à l’Iran - ce qui rappelle que le NSSS de 2002 adressait une semblable menace contre l’Irak (une première non-puissance nucléaire accusée d’avoir le projet de faire sa Bombe). L’Iran est averti que les Etats-Unis « se réservent le droit de décider une action anticipatrice, même si on demeure incertain sur le lieu et le moment de l’attaque ennemie ».

L’intention supposée d’avoir l’arme atomique est donc explicitement assimilée à une attaque, et c’est ce qui permet (verbalement) au président de définir l’attaque préemptive comme mesure défensive. La Chine elle même est prise à partie : on lui conseille « d’abandonner ses vieilles façons de penser et d’agir », faute de quoi les Etats Unis « se réservaient de se prémunir contre d’autres possibilités »

La menace crée une norme globale virtuelle en amont du temps perdu

La seule stratégie qu’on puisse déduire de ces diverses expressions de la menace et de la volonté de puissance, c’est que « les Etats Unis veulent diriger le monde », « un non-sens insultant pour les autres nations et un but impossible à atteindre » (Pfaff, ibid.)

Dans l’ambiance pragmatique de la culture politique américaine, la QDR comme le NSSS peuvent en effet apparaître comme trop idéologiques pour délimiter des priorités immédiates et baliser les priorités à long terme.

Ce qui pourrait renforcer non seulement l’hostilité des Démocrates mais aussi l’agacement des Républicains modérés du Congrès et également irriter les alliés les plus divers, puisque ceux-ci, se retrouvent tous désormais classables dans la catégorie des « ennemis possibles » dont les décisions, dérapant vers la dissidence, mériteront, au cours des vingt ans à venir, d’être re-mises en forme sous menace directe d’actions spéciales, ou même sous menace latente d’armes Nucléaires Biologiques ou Chimiques, dont l’usage serait strictement réservé aux USA.

Une critique a qualifié le Pentagone produisant la QDR comme "le plus puissant bastion des restes considérables du marxisme bureaucratique recyclé en postmoderne et high tech" et de le comparer à un énorme parti de type maoïste. [4] Cette représentation est descriptive, du processus mais peu explicative.

Pour l’expliquer, il serait plus utile de qualifier la philosophie de la QDR d’entrepreneuriale. Elle résulte d’une application à la gestion stratégique des moyens et des fins, des principes (darwiniens) de la libre entreprise concurrentielle.

On connaît l’effet particulier de « l’externalisation » des services non-Défense de la Défense, puis du recours à des armées privées sous contrat sur l’évolution culturelle des armées. Mais la tendance est plus profonde qu’une sous-traitance : la privatisation des principes d’action vers une morale d’entreprise accompagne la description d’un Monde extérieur de type « environnement », comparable au Marché des économistes libéraux, monde dans lequel l’action propre des Etats-Unis, comme Etat, n’est pas pensée comme une cause déterminante d’hostilités et de contre-défis externes, mais seulement comme une capacité réactionnelle, surpuissante, centralisée : c’est un quasi monopole du pentagone, mais ubiquitaire, grâce à ses filiales et ses délocalisations agissant sur un libre marché de la violence, une forme d’autisme acentré, une menace non pas en temps réel, ce serait trop tard, mais en amont du temps réel.

La grande stratégie préemptive du Pentagone orchestre à son échelle le même dispositif qui conduit à gérer, par la menace préemptive, très en amont, l’apparition de déviances pré-délinquantes chez les bébés de 3 ans. Il faut être certain que les ennemis de la liberté des entreprises et de l’asservissement des communautés ne se manifestent pas comme libérateurs mais comme délinquants. Ne pas perdre de temps. Contrôler la lutte de classe avant la production. Avant le déluge.

Peut on attendre des Etats-Unis, dans les mois qui viennent, un retour vers des représentations plus rationnelles et plus raisonnables ? ou au contraire, une fuite en avant vers une nouvelle expédition, marquant leur volonté de puissance ?

Les nations de l’Europe, associées cahin-caha en une fédération de bons voisinages, pourront-elles éviter toute condescendance pour les entreprises américaines de provocations qui poussent à la violence intercommunautaire sur les continents, eurasiatique, eurafricain, ou latino-américain ? Il leur faudra trouver des alliances pour repousser sine die les « mises en forme du monde » comme guerre sans fin, qui sont en préparation dans la QDR et le NSSS.

Alain Joxe


[1] Cf. Elaine M. Grossman, Inside The Pentagon, 2 juin 2005, (repris par le site “Defense & National Interest”) jette une lumière crue sur l’état chaotique du processus à la fin 2005..

[2] Ann SCOTT TYSON, « Ability to Wage ’Long War’ Is Key to Pentagon Plan - Conventional tactics de-emphasized », The Washington Post, 4 February 2006.

[3] "If Bush Ruled the World", IHT, 20/03/2006, p.7

[4] Nous avons besoin d’une réforme révolutionnaire...clame le ricanant Rumsfeld-Mao. Aussitôt, toute la bureaucratie s’ébroue non pour bloquer cette révolution...mais pour faire assaut de zèle, de propositions, ... de “copiés-collés”, ... Et la révolution s’effondre sous le poids des révolutionnaires sans nombre..., » http://www.dedefensa.org/

 


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